Depuis Sous fer (éd. La Sahélienne 2015), le premier roman de la trilogie, Fatoumata Keïta porte un regard sans concession et suprêmement lucide sur la condition de la femme dans notre société à travers des thèmes comme le mariage, l’excision, la polygamie, le lévirat. Elle a sacrifié à cette règle dans le dernier Les Mamelles de l’amour, dans lequel la mort de Kary fait basculer l’univers de Nana dans le tragique. Son monde s’effondre. Elle a du mal à se faire à l’idée de perdre son bien-aimé, qu’il attendait pour emménager dans une nouvelle maison. Son refus de la demande en mariage du cousin de son défunt mari allume la mèche d’un conflit entre elle et sa belle-famille, notamment son beau-père, Nadaman, pour qui la veuve fait partie de l’héritage laissé par son mari. Pour Nana, « si le lévirat demeurait une forme d’organisation sociale pour la prise en charge de la veuve et pour sa réinsertion dans sa belle-famille, il ne devrait en aucun cas être imposé à celle qui ne le désirait pas ». Sa spoliation de tout héritage par son beau-père, cupide et avide, aggrave la douleur de la veuve qui finit par abandonner les actions en justice destinées, pourtant, à la remettre dans ses droits, elle et son fils Koman, principaux héritiers de Kary aux yeux de la loi. Superstition, sorcellerie, maladie, Nana en a vu de toutes les couleurs et finit par tomber dans le coma dont elle se réveillera deux ans après pour vivre, vivre pour….Koman, son fils. Titi, son amie, qui avait l’intention de divorcer de son polygame de mari, a repris ses études et obtenu un travail. Avant de finir par se réconcilier avec Doudou. Fatoumata Keïta, dans une écriture riche voire brillante, avec un souffle poétique à couper le souffle, raconte une histoire dans laquelle la tristesse le dispute à la compassion. Nouvelliste, romancière, poétesse, cette sociologue de formation répond aux questions de Sahelien.com sur cette trilogie avec laquelle, selon l’éditeur, elle inscrit « son nom en lettres d’or dans la bibliographie africaine ».
Il est question de lévirat dans Les Mamelles de l’amour, et votre héroïne Nana ne se prive pas de dire tout le peu de bien qu’elle pense de cette pratique. Quelle est votre position concernant cette coutume?
J’aimerais préciser que même si l’on parle un peu de lévirat et de polygamie dans Les Mamelles de l’Amour, il est essentiellement question, dans ce livre, de la problématique de l’exclusion de la femme dans le processus de la succession au décès de son mari. Il arrive qu’on prenne en compte l’épouse dans la gestion des biens de son mari, au décès de celui-ci. Mais, nous savons tous qu’il arrive également qu’elle soit spoliée de cet héritage parlant des biens laissés par son mari. Ce sujet me tenait à cœur…
Pour la question concernant le lévirat, en tant que sociologue, mon rôle n’est pas de dire ce que j’en pense, mais de plutôt décrire et expliquer un fait social puis les raisons qui le sous-tend afin d’amener chacun et chacune à réfléchir et à avoir les outils d’analyse. Nous réfléchissons peu sur nos habitudes parce que certainement nous avons peur du changement. Mais réfléchir sur ses habitudes, les interroger, interroger l’essence de leur pourquoi permet de se rendre compte si elles siéent avec les réalités du moment ou pas, si elles répondent à l’aspiration de l’humain d’être heureux ou pas. Chaque société s’organise comme elle peut ; chaque type d’organisation a ses failles et ses points forts. Et chaque individu, malgré tout, essaye de tirer tant bien que mal son épingle du jeu, en faisant des choix. Seulement il faut juste que ces choix ne soient pas une imposition.
Depuis Sous fer, certains de vos personnages sont partagés entre tradition et modernité. Personnellement, êtes-vous de ceux et celles qui ont un pied dans le passé et la tête dans le 21e siècle?
Comme mes personnages, chacun de nous (les autres, vous et moi) est partagé entre tradition et modernité. Comme mes personnages, chacun de nous a le pied dans le passé et la tête au 21e siècle. Il suffit de voir les valeurs que nous prônons, cette façon que nous avons d’organiser notre vie à partir du schéma qui nous a été légué par nos parents. Personne ne part de rien. On n’aurait même rien à gagner si nous devrions partir de rien. Car cela voudrait dire qu’à notre naissance rien n’aurait été fait, inventé, établi, pensé pour nous ; que ça aurait été à nous de tout commencer, à zéro ; à commencer par réfléchir à trouver des réponses à chacune de nos questions existentielles. Donc, qu’on le veuille ou pas, nous sommes portés par des valeurs que nos parents ou éducateurs nous ont inculqués. Ceux-ci les ont hérités de leurs parents. Et nous héritons de tout ce mode de vie, d’organisation sociale qu’ils ont expérimentée. Par exemple, nous savons grâce à l’expérience de nos ancêtres, que le fruit de tel ou tel arbre tue, que tel produit est un poison, que devant tel problème, il faut essayer telle ou telle voie de solution. Oui, nous avons hérité d’un monde et de ses valeurs et connaissances ; et c’est à cela justement que servent les siècles de civilisations : bénéficier des solutions déjà pensées, avoir recours aux voies déjà sillonnées pour nous dispenser de l’effort de défriser des voies nouvelles à expérimenter sur certaines questions de survie. Et voilà ce qu’on appelle tradition. Certaines traditions sont formidables. D’autres non, puisqu’elles ne sont plus conformes au temps, ni confortables pour nous dans le monde qui est le nôtre. Si nous n’avons pas l’intelligence de les interroger pour faire le tri, soit nous perdrons, soit nous nous perdrons inutilement.
Titi, dont l’époux a convolé en secondes noces dans Quand les cauris se taisent sous la pression de sa famille et pour le désir d’avoir un enfant, a voulu divorcer, repris ses études et décroché un emploi. A travers elle, vous voulez montrer qu’un « autre chemin est possible pour les femmes » dans une société qui les confine dans le foyer?
Toutes les femmes ne sont plus confinées dans les foyers. C’est vrai que certaines le sont parce qu’on leur impose, ou parce qu’ils n’ont pas d’autres choix, et d’autres y sont parce que c’est leur choix. Mais nos choix, en partie, déterminent la qualité de notre vie. Ce que je voulais faire comprendre à mes sœurs, avec l’histoire de Titi, c’est que les années de parcours scolaires méritent qu’on les mette en valeur, qu’on se batte pour elles. Ce sont des années d’investissement pour un meilleur avenir. Du moment où l’opportunité d’aller à l’école, d’apprendre un métier a été donnée par les parents et à la fille et au garçon, il y a peu de raison pour que la fille devenue femme n’investisse pas cet effort consenti de part et d’autre (par ses parents et par elle-même). Pour celles d’entre nous qui sommes tentées de faire des choix faciles, c’était une façon de rappeler qu’aucun accomplissement durable n’est réalisable dans la facilité. C’est qu’on accuse le plus souvent les hommes de notre condition, nous les femmes. Mais il est temps de nous indexer nous-mêmes, pour nous demander ce que nous avons manqué de faire ou de comprendre et qui est à la base de nos misères. Il y a, certainement, la part des autres : les hommes et leur système d’organisation qui a été jadis établi sans la prise en compte des femmes. Mais notre part non assumée est grande. Si nous voulons continuer à être portées, entretenues, cela comporte le risque de nous retrouver à terre, écrasées. Car lorsque celui qui porte est épuisé, il laisse tomber à terre son fardeau. C’est clair.
L’humanité va avancer péniblement, si on continue de négliger celles qui constituent sa moitié, ou si cette moitié continue à négliger sa part de contribution à apporter. Lorsque que la femme compte sur elle-même et non en permanence sur les autres – cela implique qu’elle consent l’effort du travail–qu’elle évite le risque de se faire sans cesse piétiner.
Nana, veuve de Kary, a été dépouillée de tout héritage par son beau-père, Nandaman, cupide jusqu’au bout. Alors elle part voir avec sa sœur Tara une structure qui œuvre pour la promotion des droits des femmes et est déçue par l’attitude de la maîtresse des lieux qui leur demande une somme énorme pour engager des actions en justice contre Nandaman. S’agit-il là d’une hypocrisie des activistes de la cause des femmes?
Il ne s’agit certainement pas de tous et de toutes les activistes. Le monde progresse grâce aux actions permanentes et continues des uns et des autres. Cependant, il faut reconnaître qu’il y a des déviances. Surtout dans l’aboutissement des causes qui permettent de « boire et de manger ». La cause de la femme en fait partie. Mais, il faut avoir du respect pour tous ces hommes et femmes qui se battent continuellement pour la cause de la femme, pour la cause de l’humanité. Car se battre pour plus de justice sociale et d’équité, ce n’est pas une question de genre mais une question humaine.
On remarque aussi que vos romans, surtout le dernier Les Mamelles de l’amour, sont empreints de symbolisme….
Le symbolisme donne une conception spirituelle du monde. Car en réalité, il existe un monde visible et un autre invisible, comme existent également une réalité visible, explicable et une autre qu’un non initié ne peut saisir ni expliquer. Cependant, il faut arriver à faire le lien entre les deux, même si c’est de façon schématique ou imaginée. Car le plus souvent, les deux aspects de la chose ont une place dans notre vie, dans ce que nous sommes ou devenons, dans notre façon d’appréhender. C’est pourquoi, la mort, le rêve, l’ésotérisme, la nuit, le mystère… sont mes thèmes favoris. Le monde n’est pas que scientifique et matériel. La science a encore des questions sans réponses devant elle.
Je fais appel au symbolisme, pour cela mais aussi parce que c’est tellement beau, à mon avis, de transposer l’idée en image. Ça crée des analogies subtiles et suggestives. Ça marque et reste dans l’esprit sans effort.
Vous semblez révoltée par la condition de la femme dans notre société.
Je constate, je décris, j’analyse la condition de la femme. Je ne suis plus révoltée. Ça a été vrai quand j’étais plus jeune. La révolte, la colère étouffe la clairvoyance. Ça suffoque la raison et souvent la logique. Or, il faudra bien arriver à trouver une porte de sortie…Pour le bonheur de tous, y compris ceux qui ne savent pas, comme Bafing en un certain moment de la vie, que leur bien-être pourra dépendre de ce combat. Et la solution restera introuvable si on perd la capacité de raisonner, de voir clair dans les actions et dans les comportements humains.
A quand l’émancipation pour les femmes?
Qu’est-ce que c’est que donc l’émancipation de la femme? Elle se caractérise par quoi ? Comment et avec quoi la mesure-t-on ? A partir de quels indicateurs ? Si elle doit être mesurée à travers la participation des femmes dans la vie publique, politique et/ou économique, et de l’impact de ce fait sur la vie des femmes, on peut dire qu’elle est en marche depuis longtemps et elle continue d’avancer. Seulement, il faut revisiter le sens qu’on a voulu lui donner. Ce sens erroné et péjoratif que ces détracteurs lui donnent. Les femmes avancent, même si c’est péniblement. On les retrouve un peu partout maintenant, dans tous les secteurs de la chaîne du travail. Elles sont de plus en plus nombreuses à s’insérer dans la vie active professionnelle, à contribuer à l’épanouissement de leur famille, au soutien de leurs parents, à la prise en main de leur vie, à l’avancée du pays. A mon avis, c’est cela l’émancipation. Car c’est ça qui peut aider la femme à s’affranchir de la dépendance financière, des préjugés.
Sous fer (La Sahélienne/L’Harmattan, 2013); Quand les cauris se taisent… (La Sahélienne, 2017) ; Les mamelles de l’amour (La Sahélienne, 2017)
Boubacar Sangaré