FR | EN

Français | English

samedi, 21 décembre, 2024

|

23.2 C
Bamako
24 C
Niamey
23.8 C
Ouagadougou

|

12:09

GMT

Cynthia Ohayon (ICG) : « Tant que le Mali n’est pas stabilisé, il sera difficile de résoudre le problème au Nord du Burkina Faso »

Quelques mois après l’annonce de la mort présumée du prédicateur radical Ibrahim Malam Dicko, quelle est l’influence d’Ansarul Islam, mouvement qu’il a créé dans la province du Soum, dans le Nord du Burkina Faso ? Quelles sont les dynamiques qui y sous-tendent la crise ? S’agit-il d’un jihad armé ou d’une révolte contre une élite sociale sclérosée ? Pour répondre à ces questions, International Crisis Group a mené une enquête sur le terrain et publie, ce jeudi 12 octobre, un rapport. Cynthia Ohayon, analyste pour l’Afrique de l’Ouest, répond aux questions de Sahelien.com

Cynthia Ohayon

Sahelien.com : Que se passe-t-il réellement au Nord du Burkina Faso ? Est-ce un jihad armé ou une révolte contre une élite sociale sclérosée ?

Cynthia Ohayon: Il y a, depuis un mois, une recrudescence des attaques dans le Nord du Burkina, essentiellement dans la province du Soum. On attribue ces attaques, qui ne sont pas revendiquées, à Ansarul Islam, un groupe armé que l’on dit connecté aux groupes dits jihadistes, actifs dans le Sahel. Pourtant, à l’origine de ce groupe se trouve une association islamique et un prêcheur, Malam Ibrahim Dicko, qui a émergé en remettant en cause l’ordre social qui prévaut dans la province du Soum. Cet ordre social repose sur le pouvoir des autorités religieuses (les familles maraboutiques) et coutumières, sur des pratiques traditionnelles qui créent des frustrations notamment chez les jeunes, et sur des clivages sociaux entre descendants de maitres et descendants d’esclaves. C’est la contestation de cette société sclérosée qui a valu à Malam Dicko une forte popularité dans la province. Il a ensuite basculé dans la violence et pris les armes, sans entrainer avec lui un grand nombre d’habitants, et il s’est mis à opérer de manière similaire aux groupes qui sont actifs dans le Centre du Mali (attaques contre les forces de sécurité, assassinats ciblés). Pour comprendre ce phénomène, il est donc important de revenir à ses origines.

« S’il est vivant, « Malam » pourrait avoir intérêt à faire croire qu’il est mort pour que l’on arrête de le traquer. S’il est mort, son groupe pourrait préférer maintenir le doute afin de ne pas montrer de signe de faiblesse. Pour nous, le doute demeure ».

La question que tous ou presque se posent aujourd’hui est : « Malam » est-il mort ou en vie ?

C’est une question que nous posons aussi à tous nos interlocuteurs. Les militaires burkinabè le pensent mort, mais n’en ont pas la preuve formelle. C’est souvent le cas avec ce genre de chef de groupe armé : ils sont parfois présumés morts plusieurs fois sans que l’on puisse en avoir la certitude. Ce serait un certain Jafar Dicko, apparemment son petit frère, qui aurait repris la direction du mouvement. Mais tout cela est à prendre avec précaution. S’il est vivant, « Malam » pourrait avoir intérêt à faire croire qu’il est mort pour que l’on arrête de le traquer. S’il est mort, son groupe pourrait préférer maintenir le doute afin de ne pas montrer de signe de faiblesse. Pour nous, le doute demeure.

Quelles sont les sources de financements d’Ansarul Islam ?  

Il faudrait plutôt adresser cette question aux services de renseignements. Il est très difficile de savoir précisément comment le groupe s’approvisionne en armes et entretient sa survie. Il a des liens avec d’autres groupes armés opérant dans la région, en particulier dans le Centre du Mali. Ces groupes lui fournissent probablement un soutien. Mais ses liens restent flous. Il est parfois dit proche de la Katiba Macina, dirigée par Hamadoun Kouffa et désormais affiliée au Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans. Il utilise en tout cas leur territoire, le Centre du Mali, comme base arrière. D’autres observateurs font état de liens entre Ansarul Islam et l’Etat islamique au Grand Sahara (EIGS), avec qui il aurait mené l’attaque de Nassoumbou de décembre 2016. Tout cela reste au conditionnel, et il est probable qu’Ansarul Islam ait des liens avec tous ces groupes.

Et quelle est l’influence de ce mouvement actuellement dans le Soum ?

Concernant l’influence d’Ansarul Islam, si Malam n’a pas réussi à plonger toute la province dans la violence généralisée, il est parvenu à instaurer un climat de terreur. Aujourd’hui, les gens ont peur de s’exprimer. Les élites locales et les fonctionnaires se sentent menacés. Tout individu qui est perçu comme collaborant avec les forces de sécurité est menacé voire assassiné. Une partie de la population pourrait aussi, sans collaborer avec Ansarul Islam, refuser de signaler les individus suspects, ne serait-ce que parce que, par tradition, l’on ne dénonce pas un des siens.

… « Le fond du problème au Burkina est endogène, il relève de dynamiques propres à l’organisation sociale de la province du Soum ».

Jusque-là il se disait, pourtant, que les incidents et perturbations dans le Centre du Mali s’étendent dans la région du Sahel du Burkina Faso, et créent une situation d’insécurité. Mais, vous, vous dites : attention, le fond du problème au Burkina est endogène…

L’articulation entre l’exogène et l’endogène est complexe. Les dynamiques à l’œuvre au Centre du Mali et au Nord du Burkina sont similaires. Le Centre du Mali est devenu une zone grise d’où peuvent opérer des groupes armés en traversant les frontières. Tant que le Mali n’est pas stabilisé, il sera difficile de résoudre véritablement le problème au Nord du Burkina. Pour autant, le fond du problème au Burkina est endogène, il relève de dynamiques propres à l’organisation sociale de la province du Soum. Ce sont en fait souvent des groupes armés se revendiquant du jihad qui, pour s’implanter dans un terroir, attisent et exploitent les tensions internes aux sociétés qui l’habitent.

Vous dites, dans votre rapport, que le Nord du Burkina Faso a été longtemps négligé par l’Etat burkinabé, en matière d’infrastructures, de centre de santé, d’eau et d’électricité, alors que c’est la deuxième région la moins pauvre avec un sous-sol qui regorge des richesses. Cela est-il un facteur qui pousse les jeunes à rejoindre le mouvement Ansarul Islam de Malam Dicko ?

 Les facteurs qui poussent les jeunes à rejoindre « Malam » sont multiples et ne doivent pas obscurcir la diversité des trajectoires individuelles. Ce qui est sûr, c’est que le contraste entre fort potentiel économique et faiblesse des infrastructures (le goudron n’arrive toujours pas à Djibo, par exemple) alimente la frustration. Les indicateurs de développement humain (alphabétisation, scolarisation, santé) sont au plus bas dans cette région, ce qui fait dire à ses habitants que l’Etat les délaisse. Cette méfiance entre l’Etat et les populations n’aide guère : elle n’incite pas à la collaboration avec les forces de sécurité, et elle ne peut que renforcer l’écho du discours de « Malam », lorsqu’il dénonce l’abandon de la région par les autorités centrales.

Quelles sont les possibilités que le conflit s’étende à d’autres régions du Burkina Faso ?

D’autres régions, notamment frontalières, sont également vulnérables. Il s’agit en particulier de la province de l’Oudalan, dans la zone des trois frontières appelée Liptako-Gourma, où il y a déjà eu des attaques. L’Ouest du Burkina est également vulnérable, mais l’on n’y trouve pas les mêmes facteurs aggravants que dans la province du Soum. Cette dernière a des spécificités qui contribuent à expliquer pourquoi elle est l’épicentre de la crise, notamment la faible implication des élites locales dans la lutte contre le radicalisme et les fortes rivalités qui les animent, et un clivage très marqué entre Peuls (descendants de maitres) et Rimaibé (descendants d’esclaves).

« Il ne faut pas voir les attaques contre les enseignants exclusivement comme une tentative de cibler l’école occidentale, c’est une lecture qui accorde trop d’importance à la dimension religieuse ».

Vous écrivez que dans le Soum, à la différence de ce qui se passe dans le Centre du Mali, Ansarul Islam n’attaque pas les écoles. Les attaques ayant visé des enseignants répondaient-elle à d’autres motivations ?

D’après nos sources, le groupe de « Malam » était très populaire chez les enseignants, peut-être parce qu’étant cultivés, ils étaient plus réceptifs à un discours contestataire. Une partie au moins des enseignants qui ont été ciblés, ont pu l’être parce que le groupe de Malam cherche avant tout à éliminer ses anciens camarades qui ont refusé de le suivre dans la violence. Il y a, en effet, quelques écoles qui ont été menacées, puisqu’Ansarul Islam semble chercher à chasser la présence de l’Etat. Mais il ne faut pas voir les attaques contre les enseignants exclusivement comme une tentative de cibler l’école occidentale, c’est une lecture qui accorde trop d’importance à la dimension religieuse. Pour preuve, Ansarul Islam n’a jamais, à ma connaissance, attaqué un bar ou un maquis, et l’on peut encore boire la bière à Djibo.

Quels sont les défis auxquels sont confrontées les forces de sécurité burkinabé ?

L’appareil sécuritaire burkinabè fait face au défi de l’adaptation à une menace nouvelle, asymétrique, alors même qu’il a été profondément bouleversé et affaibli par la chute du régime de Blaise Compaoré. Ce dernier fondait son système de sécurité, et notamment le renseignement, sur des hommes et non sur des institutions. Beaucoup d’éléments sont à reconstruire et cela prendra forcément du temps de changer la culture de l’armée burkinabè et d’inculquer aux militaires la nécessité du combat et les réponses adaptées à une guerre non conventionnelle, contre des groupes armés non étatiques.

La force G5 Sahel va aussi renforcer l’aspect militaire de la solution, et coûter beaucoup d’argent, alors même que cette réponse semble peu efficace.

 La force conjointe du G5 Sahel suffit-elle pour stabiliser cette zone et au-delà le Sahel ?

La force du G5 Sahel a un aspect intéressant en ce qu’elle cherche à africaniser la sécurité dans le Sahel et à promouvoir la coopération régionale, qui est indispensable pour lutter contre des menaces transversales. Mais cette force va aussi renforcer l’aspect militaire de la solution, et coûter beaucoup d’argent, alors même que cette réponse semble peu efficace. L’effort militaire qui a été mené au printemps 2017 n’a permis qu’un répit de courte durée, et même la saison des pluies n’a pas empêché la recrudescence des attaques.

Propos recueillis par Sidi Ahmed S.