Le Sahel est un foyer d’instabilité aux causes multidimensionnelles et multifactorielles. Jean-Hervé Jezequel, directeur adjoint du projet Afrique de l’Ouest à International Crisis Group, dans cette interview, explique les répercussions de la situation compliquée dans cette région après la publication du rapport annuel de l’ONG sur les zones de conflits dans le monde.
Sahelien.com: Le dimanche 5 mars, un poste militaire malien a subi une attaque à Boulikessi, à la frontière entre le Mali et le Burkina. Fin février, International Crisis Group a publié un rapport pour tirer la sonnette d’alarme sur les zones de conflits dont fait partie le Sahel, notamment le Mali et le Burkina Faso. D’abord, cette attaque vous a-t-il surpris ?
Jean-Hervé Jezequel: Malheureusement elle n’est pas une surprise pour quiconque connaît cette région. Il y a déjà eu tant d’incidents dans cette zone. Or le processus d’Alger, qui mobilise toute l’attention et les énergies, n’apporte pas beaucoup de réponses aux perturbations qui secouent le centre du Mali et qui s‘étendent vers le Burkina Faso. Nous avions d’ailleurs consacré un rapport en juillet 2016 à cette question. Le gouvernement malien a envisagé un temps la préparation d’un plan spécial pour le centre du pays. C’est une initiative complexe mais intéressante, les autorités devraient d’ailleurs y associer aujourd’hui le voisin Burkinabé. Les réponses communes sont plus efficaces, les moyens peuvent être mutualisés.
Dans votre rapport, vous estimez que le cœur du problème au Sahel est l’interminable crise au Mali. Qu’est-ce qui caractérise cette situation d’instabilité?
Le Mali est l’un des principaux foyers d’instabilité au Sahel mais les causes et les formes de la crise malienne se retrouvent chez ses voisins sahéliens. Par exemple : la faible capacité des Etats à investir les territoires, surtout les zones rurales délaissées et peu peuplées ; le déclin, le vieillissement et la remise en cause de toute une génération d’élites politiques qui n’arrivent plus à convaincre la population en particulier les jeunes ; le développement inquiétant des groupes armés de natures diverses : groupes d’autodéfense, groupes autonomistes, groupes criminels transnationaux, milices à base ethnique, groupes se revendiquant du Djihad armé. Ces derniers préoccupent plus les médias mais ils ne sont qu’une partie du problème. Les racines du malaise sont profondes comme vous pouvez le voir, il n’y aura pas de solution miracle.
Le 6 février, les pays du G5 ont annoncé la création d’une force régionale pour lutter contre le terrorisme. Pensez-vous que cela sera une solution efficace?
C’est au moins une proposition intéressante. Ce ne sont pas des forces étrangères qui doivent prendre en charge durablement la sécurisation de cette zone. Il reste à savoir si c’est une solution réaliste dans un contexte où les Etats manquent de ressources (les opérations frontalières menées dans le cadre du G5 l’ont été grâce à l’appui logistique de la force française Barkhane par exemple). Certaines armées du G5 doivent aussi se réconcilier avec les populations civiles pour avoir un véritable impact sur le terrain. Enfin même si des progrès ont été faits au niveau des Etats-majors, il faut aussi que les Etats de la région se fassent plus confiance. Chaque Etat du G5 a sa part de responsabilité dans la montée et la diffusion des violences armées.
Le rapport indique que les voisins du Mali doivent beaucoup plus faire attention à leur situation intérieure. Il est question notamment de la faible représentation de certaines communautés ethniques, comme les Peuls à Djibo au Burkina Faso et à Tillabéry au Niger…..
On constate parfois une tendance à accabler le gouvernement malien de tous les maux qui frappent la région. Chaque Etat doit cependant prendre en compte les situations de négligence locales qui expliquent la diffusion des menaces armées au Sahel. Certaines régions (plus que certaines communautés) ont été négligées par l’Etat, les communautés s’y mobilisent pour régler les problèmes qui les divisent sans passer par l’Etat, cela nourrit la formation de groupes armés divers et plus ou moins contrôlés. Les groupes radicaux en particulier savent instrumentaliser ces situations de négligence voire d’abandon pour s’installer, se poser en défenseur de certaines régions ou communautés et imposer leur vision de la société. Ils y réussissent encore mieux quand l’Etat est décrédibilisé par son absence, sa corruption ou sa brutalité. Plutôt que de pointer du doigt des communautés comme les ‘Peul’ au Mali ou les Buduma au lac Tchad pour leur empathie supposé avec le djihadisme, il vaudrait mieux s’interroger sur les absences et les carences des pouvoirs publics.
Que doit faire le Burkina Faso, considéré comme le voisin le plus faible du Mali, pour sortir de la situation d’insécurité dans laquelle il se trouve, les nouvelles autorités n’ayant pu reconstruire le système de renseignement, n’ont pas de stratégie de défense…. ?
La défense et le renseignement sont des outils importants, actuellement en cours de reconstruction au Burkina Faso, mais il faut aussi aller au-delà des réponses strictement sécuritaires. Les Etats doivent réinvestir les espaces négligés en proposant des services utiles aux populations et en retrouvant leur fonction de régulateur pacifique des tensions locales (notamment les conflits fonciers ou les rivalités autour de l’accès aux ressources naturelles). Des militaires bien formés peuvent certes mieux engager le combat contre les groupes radicaux mais ils n’élimineront pas la menace à eux seuls. C’est l’éducateur engagé, le médecin disponible et le juge impartial qui vont ramener les populations dans le giron de l’Etat et permettre de tarir les sources de recrutement djihadiste. C’est évidemment plus facile à dire qu’à faire. Sous la pression des attaques, les Etats réagissent par le recours à la force, mais il faut, au Burkina Faso comme ailleurs au Sahel, des réponses plus ambitieuses pour empêcher les zones de violence de s’étendre.
Au Mali, aujourd’hui, nombreux sont ceux qui pensent que l’Accord pour la paix et la réconciliation est caduc. Dans le rapport, vous parlez de la rencontre qu’il y a eu à Bamako autour de l’Accord entre les parties maliennes et le chef de file de la médiation, l’Algérie. A quoi a-t-elle servi finalement ?
Cette rencontre de haut niveau a eu lieu en février à Bamako. Elle a permis de débloquer un peu la situation à travers l’installation des autorités intérimaires mais je crains que cette rencontre, très rapide, n’ait manqué d’ambition. Elle s’est au fond contentée de résoudre des problèmes de partage de postes au lieu d’envisager un amendement plus productif de l’accord. Les internationaux et une partie des parties maliennes ont peur d’envisager la réécriture de l’accord dont ils connaissent pourtant les limites, ils ont peur de rouvrir la boîte de Pandore et de relancer les violences. Mais les violences sont déjà quotidiennes. Aujourd’hui il faut reconnaître le faible impact de l’accord sur la situation au Mali. Les groupes armés sont plus nombreux qu’avant la signature, les armes continuent de circuler, les forces de sécurité maliennes et internationales sont l’objet d’attaques régulières, le contrôle des trafics continuent de générer son lot d’affrontements …. Le processus d’Alger progresse péniblement, la paix elle n’avance pas.
La mise en place des autorités intérimaires et l’opérationnalisation du MOC (patrouilles mixtes) pourraient-elles remettre l’Accord sur les rails ?
La mise en place des autorités intérimaires est un pas non négligeable vers la clarification du partage des responsabilités et du pouvoir au Nord du pays. Au-delà des tensions locales, il est intéressant aussi de constater que des jeunes maliens ont été nommés à des postes importants (parfois parce qu’ils sont les seuls diplômés). Mais cela reste un pas fragile et bien insuffisant. Quelles sont les compétences de ces autorités intérimaires ? Quand finit exactement cette période intérimaire dont certains disent qu’elle vient à peine de commencer ? De quel budget disposent ces autorités ? Envers qui sont-elles responsables dans l’utilisation des ressources ? Qui peut les sanctionner en cas d’abus ou de mauvaise gestion ? Il reste tellement de questions fondamentales à régler. Certes la paix ne se construit pas en un jour mais vingt mois pour obtenir la nomination d’autorités disposant de ressources incertaines et de compétences encore floues, c’est un peu beaucoup.
L’opérationnalisation des MOC associerait un plus grand nombre de personnes au processus. Il sera décisif s’il ouvre la porte au processus de DDR (Désarmement Démobilisation réintégration). Mais là encore, il a fallu vingt mois pour organiser une première patrouille mixte et les groupes restent traumatisés par l’attentat de Gao. Le chemin est encore long.
Boubacar Sangaré