Par Mariam Sule
Lorsque Harry Itie a créé un compte TikTok, il cherchait à échapper au bruit des autres plateformes de médias sociaux. « J’avais l’habitude d’être très actif sur Twitter, mais j’ai réalisé que je recevais constamment des menaces chaque fois que j’étais en ligne. Sur TikTok, j’aime le fait que mon fil d’actualité soit rempli de vidéos de gens qui dansent et qui sont gauches », a déclaré le fondateur de la plateforme d’information The Rustin Times, âgé de 31 ans.
Grâce à son contenu accessible et à sa grande plateforme, les nigérians allosexuels affluent sur TikTok pour se créer un espace où ils sont libres de s’exprimer puisqu’ils ne peuvent pas le faire hors ligne.
TikTok se présente comme un endroit qui « permet à chacun d’être un créateur », et de nombreux nigérians LGBTQ partagent cet avis. Au coeur du confinement en 2020, Dorathy ‘Trixx’ Etuh, une créatrice de contenu queer de 26 ans vivant à Zaria, au Nigéria, a commencé à créer des vidéos avec son compte TikTok, même si elle l’avait créé depuis 2018 mais ne l’avait jamais utilisé.
« J’ai commencé à faire du contenu queer en avril 2020 parce que je voulais que l’allosexualité soit considérée comme normale par mon entourage. J’ai réalisé que lorsque quelque chose est populaire, cela devient normal pour tout le monde. Mes vidéos visent à normaliser ce qui aurait toujours dû l’être », a-t-elle déclaré.
Alexandra Maduagwu, une entrepreneuse créative et conteuse de 25 ans, est du même avis. « TikTok est l’endroit où je vois le plus de contenu lesbien, trans et non-binaire. J’aime la créativité qui se dégage de ces vidéos », a t-elle affirmé.
« Raconter des histoires de manière amusante permet aux gens d’aborder plus facilement des sujets controversés. Lorsque les gens apprécient le contenu, celui-ci a le pouvoir de changer leurs perspectives. Je choisis des sujets qui concernent la communauté queer nigériane et je les présente de manière à ce que mon public les comprenne mieux », a expliqué Pamela Adie, 37 ans, une créatrice de contenu TikTok vivant à Lagos et qui a fondé The Equality Hub, une ONG qui soutient les populations vulnérables et les minorités sexuelles. Elle pense que le contenu « est un moyen utile pour les gens d’apprendre à connaître la communauté queer d’une manière non conflictuelle ».
Trixx dit qu’elle a choisi de mettre son contenu sur TikTok parce que c’était le premier endroit où elle se sentait à l’aise. « Je préfère la façon dont l’algorithme fonctionne ici. Sur Instagram et Twitter, l’algorithme distribue votre contenu aux personnes de votre entourage qui le connaissent bien et cela peut signifier un faible engagement. Mais TikTok partage votre contenu avec des personnes qui ont montré qu’elles appréciaient ce type de contenu. Cela me met à l’aise car je sais que les personnes pour lesquelles je crée du contenu y résonnent. »
Pour une raison similaire, Lesley Ijebome, un créateur de contenu queer de 22 ans vivant à Ilorin, a déclaré : « Lorsque je crée du contenu sur TikTok, j’essaie simplement d’être moi-même. »
Le Nigéria a adopté une loi qui criminalise les nigérians queers, appelée Loi sur l’interdiction du mariage homosexuel (SSMPA), en 2014. Cette loi criminalise non seulement les mariages et les unions civiles entre personnes de même sexe, mais interdit également toute exposition publique de relations allosexuelles, avec des peines de prison pouvant aller jusqu’à 14 ans. Dans les vidéos TikTok, les créateurs ne cachent pas leur orientation sexuelle et affichent leur affection envers leurs partenaires. Certains déclarent expressément qu’ils partagent un logement.
De nombreux jeunes queers nigérians ont dû mentir sur leur identité pour obtenir des opportunités d’emploi, l’acceptation de leur famille et parfois même des soins de santé. Un rapport réalisé par The Initiative For Equal Rights montre que 60 % des nigérians n’accepteront pas un membre de leur famille qui est LGBTQ. La haine et l’homophobie peuvent également se traduire par des violences physiques.
« La loi d’interdiction du mariage homosexuel de 2014 est un moyen de supprimer notre existence en tant que personnes queers, et notre contenu est une façon de se défendre. La loi joue un rôle énorme dans la façon dont les personnes allosexuelles sont perçues au Nigéria », a affirmé Bibi, 33 ans, la moitié de « The Kachis », un couple de personnalités TikTok qui a créé un compte en janvier 2021 pour représenter d’autres couples queers vivant au Nigéria.
« Lorsque nous créons du contenu, nous avons l’intention d’attirer la lumière sur la vie des couples queers nigérians vivant au Nigéria. Ce n’est pas quelque chose que l’on voit beaucoup », a-t-elle ajouté.
Les Kachis ont également une chaîne YouTube où elles partagent des vidéos plus longues de leurs expériences quotidiennes de vie et d’amour en tant que femmes queers nigérianes.
« Bien que nous nous efforcions de créer du contenu pour chacune de nos plateformes, TikTok est plus efficace. Les gens veulent une histoire en 30 secondes et cela permet une plus grande créativité. En l’espace de quelques minutes, nos vidéos sont partagées parmi la communauté queer du Nigéria », explique-t-elle.
Le contenu des Kachis reçoit une avalanche de soutien authentique, mais aussi des commentaires négatifs et homophobes. « D’un côté, notre contenu attire beaucoup de nigérians queers qui sont heureux de nous trouver. Ils postent des commentaires nous applaudissant pour ce que nous faisons », a déclaré Bibi, expliquant que cette interaction positive lui donne le sentiment d’être vue et l’encourage à créer davantage. « Nous recevons beaucoup de commentaires de nigérians qui prétendent que l’homosexualité est une pratique occidentale. Certains chrétiens disent que nous nous sommes égarés. J’essaie de me concentrer sur l’amour, car il est plus important que la haine. »
Sur TikTok, la haine peut se traduire par des injures, des insultes et autres commentaires dégradants. « Si un commentaire est nuisible, dégradant ou carrément abusif, je peux bloquer la personne pour l’empêcher de s’engager avec mes posts. Je ne veux pas que l’engagement se fasse au détriment de ma santé mentale », a martelé Adie. Sur son site web, TikTok promet de supprimer les contenus qui abusent ou harcèlent les membres de la communauté et leur apportent une détresse psychologique dans ses directives communautaires.
« Quand je tombe sur des créateurs de contenu nigérians queers sur TikTok, je suis remplie de fierté. Je les suis au maximum. Mais je m’inquiète aussi pour eux », a déclaré Azeenah Mohammed, une avocate des droits de l’homme de 37 ans. Le National Film And Video Censors Board a menacé d’emprisonner les réalisateurs de Ìfé, le premier film réalisé au Nigéria qui présente un couple de lesbiennes sous un jour positif, lors de la sortie du film.
« Bien que la Commission nationale de radiodiffusion l’ait revendiquée, il n’existe aucune preuve de sa compétence sur les œuvres en ligne, a expliqué M. Mohammed. Ils ont essayé de nombreuses façons de les freiner et de les réglementer, mais on ne sait toujours pas ce qu’ils peuvent faire, à part faire des proclamations publiques ». D’après elle, les créateurs de contenu LGBTQ pourraient dire qu’ils, ont opéré une forme de déni plausible.
La communauté queer nigériane a participé aux manifestations #EndSARS en 2020 afin de mettre fin à certaines de ces lois répressives. Au cours des marches physiques et du tumulte en ligne, les personnes allosexuelles ont répété « Queer Nigerian Lives Matter », malgré l’opposition des personnes hétéros qui ont déclaré que ce n’était pas le bon moment pour lutter pour la libération des queers.
Le gouvernement a pris de nombreuses mesures réglementaires depuis la fin des manifestations, notamment l’interdiction des bitcoins, les restrictions sur les devises et la suspension de l’activation des cartes SIM dans tout le pays. De nombreux nigérians ont évoqué la possibilité d’une restriction des médias sociaux ou d’une interdiction totale comme l’une des actions à attendre du gouvernement prochainement, et cette spéculation fait craindre aux créateurs de contenu queer pour leur sécurité. « Bien que j’essaie de créer du contenu sans gêne, je fais parfois un effort supplémentaire pour atténuer l’expression afin d’éviter que mon contenu soit signalé », a déclaré Lesley.
Trixx, dont le contenu est principalement constitué de blagues sur ce qu’il faut pour être une lesbienne au Nigéria, explique : « Je ne pense pas que mon contenu soit assez profond pour interférer avec la loi sur l’interdiction du mariage entre personnes de même sexe. » Elle admet que bien que ce soit quelque chose qu’elle apprend encore, elle est confrontée à des contre-coups de la part d’acteurs non étatiques qui utilisent également TikTok, bien que cela ait changé ces derniers temps. « Ces jours-ci, je reçois beaucoup de messages d’inconnus exprimant leur joie d’avoir trouvé mon contenu. Parfois, ils me croisent en public et me prennent dans leurs bras. C’est incroyable. »
Une récente vidéo intime qu’elle a réalisée avec sa partenaire est devenue virale en dehors du Nigéria. « Mes analyses m’ont montré que 50 % de l’engagement provenait des États-Unis. La réaction a été positive. Beaucoup de gens se demandaient plus pourquoi je ne l’avais pas embrassée qu’autre chose », a-t-elle indiqué.
Mohammed a émis des doutes sur la capacité du gouvernement à censurer les contenus LGBTQ sur TikTok. « Je ne pense pas que le gouvernement nigérian puisse limiter l’accès au contenu ou aux plateformes queer, car cela signifie qu’il devra bloquer l’accès à de nombreux autres services sur lesquels les gens comptent. Cela attirera un retour de bâton de la part des nigérians en général », a-t-elle affirmé. « Instagram, Facebook et Twitter ont tous du contenu LGBTQ créé par des nigérians. Auront-ils recours à l’interdiction pour les nigérians d’utiliser tous les sites web et les médias sociaux ? »
Malgré les craintes qui entourent leur travail et leur visibilité en tant que créateurs de contenu queers vivant au Nigéria, beaucoup ont hâte de gagner de l’argent avec leur métier comme d’autres créateurs de contenu au Nigéria et au-delà. Actuellement, Trixx a des revenus en réalisant des vidéos promotionnelles pour des marques qui cherchent à attirer plus de prospects, mais elle n’a pas encore gagné d’argent en créant du contenu LGBTQ.
Bibi, de « The Kachis », a déclaré qu’elle espérait être rémunérée pour son contenu à l’avenir, mais qu’en attendant, « l’interaction positive – les suiveurs, les commentaires et les likes – est une récompense suffisante pour nous ». Trixx, étant du même avis, considère que sa récompense est de « faire en sorte que les gens se sentent bien dans leur peau ».