La propagation de l’extrémisme violent met en évidence les limites des stratégies actuelles et la nécessité de repenser les réponses régionales.
Les groupes extrémistes violents ne se limitent plus aux États sahéliens du Mali, du Niger, du Burkina Faso, de la Mauritanie et du Tchad. Leur présence se ressent dans les régions septentrionales des États côtiers d’Afrique de l’Ouest, en particulier au Bénin, au Ghana et au Togo (voir les cartes ci-dessous). La réalité de cette menace a été confirmée le 1er mai, lorsque deux touristes français et leur guide béninois ont été enlevés dans le parc national de la Pendjari, au Bénin.
Évolution des attaques terroristes en Afrique de l’Ouest de 2012 à 2018
©Institute for Security Studies
L’attaque de Grand-Bassam en Côte d’Ivoire, en 2016, indiquait déjà que des groupes extrémistes violents pouvaient frapper une ville côtière ouest-africaine située au-delà de leur zone d’opération sahélienne connue. Cette attaque, revendiquée par Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), avait été planifiée au Mali et conduite par des éléments venus de ce pays.
La présence d’éléments insurgés dans le nord du Bénin, du Togo et du Ghana a également été signalée à la suite du lancement, en mars 2019, de l’opération militaire Otapuanu dans le sud-est du Burkina Faso. Cette opération a conduit à l’arrestation, près de la frontière avec le Togo, d’Oumarou Diallo, un leader extrémiste, qui aurait déclaré son intention d’implanter une cellule djihadiste dans l’est du Burkina Faso, avec des ramifications dans les pays côtiers voisins.
Il y a eu un déferlement d’attaques non revendiquées dans la région de l’Est du Burkina Faso en 2018. Ce phénomène s’expliquerait en partie par l’infiltration et le recrutement d’éléments soupçonnés d’agir pour le compte de l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS), dans la zone frontalière à cheval entre le Burkina Faso, le Niger, le Bénin, le Togo et le Ghana.
La pression militaire pousse les groupes extrémistes au-delà de leurs zones d’opération initiales
Depuis les opérations menées par la force française Serval et l’armée tchadienne en 2013 pour déloger les « djihadistes » du septentrion malien, le nombre de groupes extrémistes violents dans le Sahel s’est accru et de nouvelles coalitions ont vu le jour. Les attaques contre des cibles de plus en plus ambitieuses se sont multipliées et ne cessent de gagner en ampleur et en complexité.
De nouveaux insurgés, tant au niveau de la base que du leadership intermédiaire, sont recrutés de manière croissante au sein des communautés où s’implantent les groupes extrémistes violents. Ils pénètrent les communautés, notamment en cooptant, menaçant ou éliminant les chefs traditionnels ou religieux locaux. Les groupes extrémistes tirent également parti des conflits intra ou inter-communautaires existants pour recruter.
Plusieurs dynamiques interdépendantes ont permis l’expansion du phénomène à l’intérieur des États sahéliens et au-delà de leurs frontières. La pression militaire exercée par les armées nationales, l’opération française Barkhane et, dans une moindre mesure, la Force conjointe du G5 Sahel (qui n’est pas encore pleinement opérationnelle), ont contribué à disséminer les groupes extrémistes violents au-delà de leurs zones d’opérations initiales.
L’expansion géographique permet aux extrémistes de sortir des zones où ils peuvent être repérés et traqués et de déborder les mécanismes militaires et sécuritaires nationaux et régionaux. Les groupes affiliés à l’EI ou à Al-Qaïda, même s’il leur arrive de collaborer face à un ennemi commun, sont en compétition, d’où la prospection pour de nouveaux terrains d’implantation. La forêt dense du Complexe W-Arly-Pendjari, à cheval entre le Niger, le Burkina Faso et le Bénin, est idéale car elle rend la surveillance aérienne difficile et facilite l’accès aux ressources alimentaires par le biais du braconnage.
Les extrémistes pénètrent les communautés, notamment en cooptant, menaçant ou éliminant les chefs locaux
Les groupes extrémistes violents s’infiltrent plus facilement là où le contrat social entre l’État et ses citoyens est distendu et où ils peuvent coopérer avec d’autres groupes criminels comme les orpailleurs clandestins, les braconniers ou les trafiquants, qui profitent également d’une présence étatique défaillante.
Enfin, d’un point de vue stratégique, l’actuel dirigeant de l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS), Adnan Abou Walid al-Sahraoui, était le porte-parole du Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest lorsque ce mouvement contrôlait la ville de Gao, dans le nord du Mali. La référence à l’Afrique de l’Ouest dans l’appellation du groupe reflétait son ambition régionale, qui se traduisait également dans les diverses origines ouest-africaines des recrues dans ses rangs.
Le lien entre l’EIGS et le groupe État islamique en Afrique de l’Ouest, faction de Boko Haram dans le Bassin du Lac Tchad, reste incertain. Mais il laisse supposer une stratégie d’expansion potentiellement plus large de l’EI par le truchement d’affiliés locaux.
Ces tendances illustrent la résilience des groupes extrémistes violents et leur capacité d’adaptation. Elles témoignent également des limites des mesures actuelles visant à prendre en compte cette menace. Sur la base de ce constat, comment les réponses devraient-elles être conçues, mises en œuvre, échelonnées et coordonnées aux niveaux national et régional?
La détérioration de la situation sécuritaire régionale offre l’occasion de redéfinir les relations multilatérales
Les réponses à cette question, sur la base de l’expérience des pays du Sahel, fournissent d’importants enseignements pour les pays côtiers et les organisations multilatérales. Premièrement, les pays concernés doivent mutualiser leurs moyens, notamment à travers le partage de renseignements et la conduite d’opérations conjointes. Cependant, de tels efforts doivent se faire dans le respect des droits humains et sans stigmatiser des communautés données, au risque de contribuer à grossir encore davantage les rangs des groupes extrémistes.
Deuxièmement, les réponses sécuritaires et militaires sont parfois nécessaires afin d’affaiblir les capacités opérationnelles des groupes extrémistes violents. Toutefois, ces solutions resteront insuffisantes tant que des efforts supplémentaires ne seront pas entrepris pour remédier aux déficits en matière de gouvernance politique, économique et sécuritaire. Aussi, faudrait-il que la présence et l’utilité de l’État aux yeux des populations soient renforcées, notamment à travers la fourniture de services sociaux de base.
Troisièmement, bien que les appuis techniques, le financement et le partage d’expérience soient nécessaires pour prévenir et combattre efficacement l’extrémisme violent, les pays ne devraient pas dépendre trop fortement de soutiens extérieurs s’ils souhaitent prétendre au leadership auquel ils aspirent pour pourvoir à leur propre sécurité. L’exemple sahélien a démontré que le financement extérieur s’accompagne de retards, de contraintes et d’intentions qui ne sont pas toujours adaptées aux contextes, analyses et priorités en vigueur sur le plan local, national et régional.
Une leçon supplémentaire réside dans le fait que le dialogue avec certains éléments extrémistes ne doit pas être systématiquement exclu. Les groupes extrémistes violents sont segmentés. Les éléments au niveau de la base, des échelons intermédiaires et du leadership ne poursuivent pas nécessairement les mêmes intérêts. Cela rend possible des discussions à différents niveaux.
L’opportunité d’ouvrir des négociations est une question complexe sur laquelle il appartient aux acteurs nationaux des États concernés de se positionner. Il leur revient de piloter ces processus et d’en déterminer le rythme, les interlocuteurs, le format et l’état final recherché.
L’extension de la violence extrémiste au-delà du Groupe des cinq pays du Sahel requiert une réévaluation de la réponse régionale. Elle appelle également à une plus forte implication de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) et de l’Union africaine (UA). La détérioration de la situation sécuritaire régionale offre, paradoxalement, l’occasion de redéfinir de manière constructive les relations multilatérales, dans une région qui a connu des rivalités institutionnelles dévastatrices entre les Nations unies, l’UA, la CEDEAO et le G5 Sahel.
Les acteurs nationaux et multilatéraux doivent tirer les leçons de l’expérience sahélienne en matière de lutte contre le terrorisme. Ils risquent sinon de répéter les mêmes erreurs et d’aggraver la tendance.
Lori-Anne Théroux-Bénoni, Directrice régionale, et Nadia Adam, chercheure junior, Bureau régional pour l’Afrique de l’Ouest, le Sahel et le Bassin du Lac Tchad, Dakar
Cet article a d’abord été publié sur le site de l’Institut d’études de sécurité (ISS)