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Le coût des mesures de lutte contre le terrorisme pour les populations civiles dans la région du Liptako Gourma

Les populations se perçoivent doublement victimes, prises en tenailles entre les groupes extrémistes violents et les mesures restrictives des États.

Les États du Liptako-Gourma, espace regroupant le Burkina Faso, le Mali et le Niger, ont instauré dans plusieurs parties de leurs territoires des mesures restrictives de mobilité pour endiguer la menace terroriste.

Depuis le 31 décembre 2018, le gouvernement du Burkina Faso a instauré l’état d’urgence dans sept de ses 13 régions face à l’augmentation des attaques attribuées à des groupes extrémistes violents. Dans tous les pays du Liptako-Gourma, l’état d’urgence a permis aux autorités d’adopter des mesures spéciales notamment sur le plan sécuritaire telles que les restrictions de déplacement, l’interdiction de circulation des motos ou pick-up ou encore la fermeture de certains lieux comme les marchés ou les foires hebdomadaires dans les zones touchées.

Les autorités soutiennent que les groupes extrémistes violents utilisent les motos pour commettre des attaques, ainsi que les marchés, notamment les marchés hebdomadaires, pour s’approvisionner en nourriture. Elles soupçonnent également que les groupes dégagent des bénéfices des trafics illicites, tels que la contrebande de carburant, pour financer leurs activités.

Dans le Centre du Mali, la décision prise par le chef d’état-major de l’armée, le 1er février 2018, d’interdire l’utilisation des motos et pick-up dans de nombreuses localités, a suscité des réactions mitigées. Alors que les autorités sont convaincues qu’elles ont permis de réduire significativement le nombre des attaques, particulièrement celles perpétrées par des individus armés à moto, les populations se plaignent des conséquences de ces mesures.

Malgré les restrictions, la menace terroriste persiste et s’est étendue à d’autres parties du Liptako-Gourma

Si celles-ci visent à mettre un terme aux attaques terroristes, elles privent les communautés d’une grande partie de leurs moyens de subsistance et augmentent ainsi leur vulnérabilité.

Entre juin et septembre 2018, l’Institut d’études de sécurité (ISS) a mené des entretiens dans plusieurs localités du Liptako-Gourma pour comprendre les implications des mesures de lutte contre le terrorisme. Les résultats montrent que l’interdiction des motos et pick-up ont une incidence négative sur la circulation des personnes et des marchandises dans les zones périphériques dépendantes de ces moyens de transport.

Dans certaines localités, les restrictions à l’utilisation des véhicules ont entraîné une augmentation des coûts du transport et  des marchandises. Dans le cercle de Ténenkou, dans la région de Mopti, au Mali, le prix d’un kilogramme de poisson fumé est passé de 1 250 francs CFA (2,15 dollars US) à 2 250 francs CFA (3,87 dollars US).

L’approvisionnement des marchés est affecté par les difficultés de transport des producteurs de villages voisins tels que Nouh Bozo et Sènè Bambara. Cette situation accroît le risque d’insécurité alimentaire dans la région. La perturbation des chaînes d’approvisionnement réduit également les moyens de subsistance des agriculteurs qui ne parviennent pas à écouler leurs produits sur les marchés des centres urbains.

Dans la région de Diffa, au sud-est du Niger, où Boko Haram est actif, il est interdit de circuler et les marchés sont fermés depuis 2015. Ces mesures ont, ensuite, été étendues à la région de Tillabéri après de nombreuses attaques terroristes imputées à des personnes armées se déplaçant à motos.

Les restrictions imposées à l’utilisation de certains véhicules ont entraîné une hausse des prix du transport et des marchandises

À Tillabéri, les motos sont utilisées pour les évacuations sanitaires et l’approvisionnement en médicaments. Les mesures de sécurité restrictives ont dissuadé certains agents de santé de se rendre dans les zones où l’état d’urgence avait été décrété. Cette situation a entravé le fonctionnement des centres de santé intégrés ou des cases de santé, qui constituent les structures de base pour la prise en charge sanitaire dans la région.

Pour la plupart des personnes interrogées, les mesures prises n’ont pas permis de mettre fin aux attaques terroristes et ont eu un impact notamment sur le plan socioéconomique. Elles dénoncent également le fait que les actions ont été menées sans consulter les populations locales pour s’assurer de leur efficacité et de leur applicabilité dans des contextes spécifiques.

Dans plusieurs localités de la province du Soum (Burkina Faso), limitrophe de la région de Mopti (Mali) où des mesures d’interdiction de circulation sont en vigueur depuis mars 2017, les tendances ne permettent pas d’affirmer que les mesures ont été efficaces.

Immédiatement après la mise en œuvre des restrictions, le nombre d’attaques a diminué puis de nouveau augmenté. Ainsi, malgré les restrictions et l’interdiction de circulation, l’insécurité liée à la menace terroriste persiste et s’est même étendue à d’autres zones de la région du Liptako-Gourma.

La figure ci-dessous illustre l’évolution des attaques avant et après l’instauration des mesures restrictives dans la province du Soum.

L’impact économique de la fermeture des marchés hebdomadaires est sans équivoque. Outre la perte de revenus pour les commerçants, les marchés occupent une place centrale dans la vie des populations et représentent d’importants espaces d’échanges sociaux, politiques et culturels. Ils contribuent ainsi à renforcer la cohésion sociale dans les zones secouées par des tensions intercommunautaires.

Les restrictions n’ont pas seulement privé les personnes de leurs moyens de subsistance et de l’accès aux services sociaux de base. Elles ont pu aussi accroître leur vulnérabilité à l’extrémisme violent, les groupes exploitant notamment cette situation pour attirer les jeunes.

Les mesures restrictives de lutte contre le terrorisme rendent difficile l’instauration d’un climat de confiance entre le gouvernement et les citoyens

Bien que les autorités considèrent les mesures restrictives comme efficaces et décisives dans la lutte contre l’extrémisme violent dans le Liptako-Gourma, les populations locales manifestent leur frustration et leur désapprobation. Elles se considèrent comme des victimes prises en tenailles, entre les groupes extrémistes violents et les réponses du gouvernement. Les États de la région doivent remédier aux lacunes associées à ces actions de lutte contre le terrorisme et améliorer la communication avec les communautés locales lors de leur mise en œuvre.

Les restrictions devraient être progressivement assouplies lorsque la situation sécuritaire le permet. Elles pourraient aussi être accompagnées d’autres efforts en matière de fourniture des services sociaux de base, notamment l’accès à l’alimentation et aux soins de santé. En offrant ces services, les forces de sécurité et de défense pourraient jouer un rôle social et compenser le manque de personnel de l’État et d’organisations humanitaires dans ces zones.

Les mesures restrictives de lutte contre le terrorisme peuvent être contre-productives si elles rendent difficile l’établissement d’une relation de confiance entre le gouvernement et les citoyens. Pour prévenir et combattre l’extrémisme violent, les États du Liptako-Gourma doivent élaborer des stratégies fondées sur la communication et l’implication des communautés. Cela renforcera les relations entre l’État et les citoyens ainsi que la résilience des communautés face à l’extrémisme violent.

Ibrahim Maïga, Chercheur, ISS Bamako

Cet article a d’abord été publié sur le site de l’Institut d’études de sécurité (ISS)